mardi 22 février 2011

Lorsque Sarkozy recevait Kadhafi

Après la libération des infirmières bulgares et alors que Nicolas Sarkozy était dans la première année de son mandat, le colonel Khadafi était reçu en grandes pompes en France. 

Voici ce qu'écrivait à l'époque Anne Giudicelli, consultante et spécialiste du monde arabe.


La France de Nicolas Sarkozy a foi en la Libye. Au point de lui accorder, dans sa grande miséricorde, ce que Jean-David Levitte a appelé « le droit à la rédemption ». À se demander si le conseiller diplomatique de l’Élysée n’a pas trop traîné aux États-Unis administrés par Georges W. Bush au point de lui chiper sa rhétorique chrétienne. C’est pourtant bien en ces termes que le sieur Levitte a justifié aux députés de la Commission d’enquête parlementaire française sur les conditions de la libération des infirmières bulgares, la politique de normalisation avec la Libye et la venue de Kadhafi en France : une main tendue à feu un État-voyou qui, pour avoir démontré sa « volonté affichée de s’ouvrir à la communauté internationale », mérite de se voir« offrir la possibilité de revenir » dans le droit chemin. Dans l’Évangile selon Jean-David, même les pires régimes peuvent vouloir expier leurs fautes. Par conséquent, reconnaître à un dirigeant qui ne peut s’être que fourvoyé « la volonté de tourner la page » ne peut que l’aider à le faire définitivement.
Sarkozy et Kadhafi
Optimisme béat ou méthode Coué ? S’il est vrai que le régime libyen a officiellement renoncé au terrorisme en 1999 puis à ses programmes d’armes de destruction massive en 2003, déclenchant la levée des sanctions internationales à son encontre, il reste à démontrer que la communauté internationale, et plus encore la population libyenne, y ont gagné. Franchement pas évident. Cette doctrine, très en vogue dans les cercles libéraux, consistant à parier sur l’électrochoc salutaire que produirait la réintégration de régimes condamnés par la loi internationale sur la situation intérieure de ces pays, a déjà montré ses limites concernant la… Libye.
Malgré les promesses de réformes en tous genres réitérées par les plus hautes figures du régime à leurs nouveaux partenaires occidentaux, le pays reste contrôlé par la même élite qui s’accroche à son statut. Pour préserver ses intérêts. Un rapport pondu par le Kings College London pour le ministère anglais de la Défense que Bakchich s’est procuré montre que les États-Unis se sont déjà fait avoir. Ils s’étaient laissés convaincre par les messages encourageants distillés par les mêmes, que le système de gouvernance libyen pouvait se muer en un système plus politiquement correct de République présidentielle. Lequel pouvait laisser présager quelques effets sur l’accès aux dividendes à en attendre pour le plus grand nombre, sur les droits de l’homme et la liberté d’expression. Voire même, soyons fous, sur l’émergence d’une opposition à Kadhafi qui, tant qu’à faire, serait favorable aux idées occidentales… Raté, mille fois râté. Malgré l’afflux depuis 1999 de compagnies étrangères, essentiellement pétrolières, une position géostratégique enviable, d’immenses ressources naturelles pour une population réduite, la Libye demeure dans un pitoyable état de pauvreté. Et jouit en prime d’infrastructures aussi archaïques que sa bureaucratie. En témoigne cette blague populaire qui veut que lorsque les inspecteurs de l’AIEA ont débarqué à Tripoli, ils n’ont pas trouvé d’armes de destruction massive mais seulement de la destruction massive…

Kadhafi & co

Les revenus issus de la corruption et l’économie parallèle ont par contre peu « souffert » du retour de la Libye dans le giron international. Ils affichent une santé insolente : un peu plus d’un tiers du PIB. En 2005, l’ONG Transparency International, qui traque les pratiques de corruption de par le monde, a d’ailleurs classé la Libye en 117ème position sur 158 pays. Bon à savoir pour les Français tentés de profiter de l’état de grâce bilatéral pour se lancer dans l’aventure…
Même si théoriquement la Jamahiriyah, littéralement « l’État des masses », est censée formaliser la gouvernance par le peuple à travers une hiérarchie de différentes enceintes de consultations, les Congrès du Peuple, la réalité est toute autre. La pléthore de ces instances de décision gérées par des fonctionnaires biberonnés à la bureaucratie n’a rien à voir avec les attributs d’une démocratie populaire. Mais davantage avec les ambitions d’un seul homme – le Guide – et de ses proches : sa famille et les hauts dirigeants du régime. Contrairement à la majorité de la population, contrainte dans le secteur public à exercer d’autres activités pour vivre ou soumis, dans le privé, à une administration peu encline à les laisser se développer, ces nouveaux enrichis sont les seuls vrais bénéficiaires de l’ouverture de la Libye à la communauté internationale. Les fils du Guide et ceux des notables bien en cour ont ainsi pu développer de lucratifs business (cf. Encadré).
Enfin, les redoutables Comités révolutionnaires, sorte de police politique chargée de réduire toute forme de menace à la pérennité de la Jamahiriyah et d’éliminer les opposants, n’ont pas faibli. Au contraire. À l’issue des violentes émeutes de février 2006 dans la région de Benghazi, où l’adhésion au discours islamiste est vécue comme une menace pour le régime, ils ont réintégré le Comité Général du Peuple, signant ainsi leur retour en grâce. La Jamahariyah a de l’avenir devant elle que ce soit sous Kadhafi ou après. La relève n’est pas prête de lâcher le morceau. Même le dauphin prédestiné, Seif Al-Islam, ne parle pas de réforme politique. Sa vision pour la Libye de demain oscille entre deux modèles, comme il l’a raconté à la presse allemande en 2006 : celui économique des Émirats Arabes Unis, et celui politique du Maroc… Malgré les vacheries et autres coups bas qu’il a envoyé par presse interposée à Nicolas Sarkozy après la libération des infirmières Bulgares, ses projets aux accents cynico-pragmatiques lui vaudraient bien une petite « rédemption » élyséenne à lui tout seul !