mercredi 16 mars 2011

Mafias méditerranéennes, le "provincialisme" tunisien



Ce jeudi à Paris 8-Saint Denis, où je donne chaque semaine des cours sur les politiques contemporaines au Maghreb, une table ronde est organisée sur la Libye et la Tunisie. L'Université m'a demandé d'intervenir sur la corruption en Tunisie sous le rêgne de Ben Ali. Voici cette contribution.

LA DEREGULATION DE LA CORRUPTION DANS L'ESPACE MEDITERRANEEN
                                  LE "MODELE" TUNISIEN

Avant d'étudier le cas tunisien, j'aimerais faire les trois observations suivantes

Première observation,
 la nécessité de la lutte contre la corruption est affichée en permanence.

Ces dernières années, les grandes organisations internationales n'ont jamais autant parlé de bonne gouvernance, dont la nécessité d'éradiquer la corruption.
En 1999, l'OCDE a adopté une résolution interdiant aux pays membres tout corruption d'un fonctionnaire étranger. Les ONG, type transparency, pointent les dérives? Les agences de notation internationales traquent les errements du système financier. L'Europe impose aux pays associés une "mise à niveau", qui prévoit l'établissement de cadres comptables et juridiques rigoureux. 

Deuxième observation, 
l'aggravation de la corruption, notamment dans le monde arabe et méditerranéen. 
Une véritable financiarisation quasi mafieuse de l'économie se met en place. On assiste à une dérégulation et une perversion du système financier.
En Tunisie, ce fut la montée en puissance du clan Trabelsi. Le département d'Etat américain parle de l'entourage quasi maffieux de l'entourage de Ben Ali.
Au Maroc, des dérives quasi maffieuses sont apparues dans l'entourage de M6, notamment Mejidi, l'ancien compagon de collège du Roi, qui veille à sa fortune personnelle. Le département d'Etat américain, là encore, n'hésite pas à parler de la "benalisation" du Royaume chérifien
En Algérie, une compétition forcenée entre la Présidence et le DRS (services algériens) provoque une vague de corruption jamais connue. On assista, il y a un an, à un réglemetn de compte sanglant où un colonel du DRS, Oueltach, assassina dans son bureau le colonel Tounsi, ancien lui aussi du DRS devenu le chef de police. Traditionnellement, les "décideurs" algériens savaient régler leurs différents dans l'opacité et le secret. Ce n'est plus le cas. 

L'explosion de la corruption est aussi visible en Egypte (voir les chiffres évoqués de la fortune de Moubarak, les campagnes de la presse égyptienne, cet hiver, contre les leaders corrompus du Parti National démocrate au pouvoir).
L'Italie de Berlusconi, la ville de Marseille sous la coupe des Guerini, les iles de Corse, de Sicile ou de Sardaigne ne sont pas mieux loties. 

Troisième observation
Pourquoi ce décalage croissant entre la vertu affichée et des pratiques délictueuses en progression foudroyante?

1. La mondialisation financière permet des montages financiers complexes et trransnationaux. Ainsi voit-on le frère ainé et chef du clan, Belhacem Trabelsi, afficher 15% de participation dans la principale entreprise de ciment du pays. Mais plus discrètement, le même contrôle, encore aujourd'hui (!!!), la majorité de ce groupe via un holding à Dubai, où les Trabelsi ont mis à l'abri l'essentiel de leur fortune

2. L'affaiblissement des Etats a vidé les contrôles étatiques classiques de beaucoup de leur substance. Les administrations ont baissé les bras. D'immenses secteurs de l'économie, du trabendisme algérien au marché noir entre la Libye et la Tunisie, échappent à tout contrôle étatique. Seul l'appareil sécuritaire régule cette économie informelle, à sa façon qui consiste à ponctionner sa dime arbitrairement.

3. L'apparition d'acteurs privés transnationaux, comme dans les Télécoms ou les assurances, qui ont trouvé avec les privatisations une porte d'entrée idéale au coeur des systèmes économiques, se fait dans l'opacité.

   LA MAFIA DE BEN ALI, OU LE PROVINCIALISME TUNISIEN

Aujourd'hui, c'est Leila Trabelsi, "la Régente de Carthage", qui cristallise le ressentiment et l'hostilité du peuple tunisien, plus que son benêt d'époux, en partie instrumentalisé à la fin de sa vie. Cette faveur s'explique pour de mauvaises et pour de bonnes raisons.
Les mauvaises raisons, ce sont les réflexes de classe d'une partie de la bourgeoisie de Tunis ou les relents machiste dans une partie de la populations qui expliquent la réputation sulfureuse faite à Leila, venue de milieu modeste et qui plus est femme, dont l'ambition était jugée insupportable..
Le bonnes raisons qui expliquent le rejet de la régente, c'est l'ascension du clan Trabelsi, onze frères et soeurs qui marque, à la fin des années 90, le basculement dans une économie mafieuse. 

Avant la main basse de Leila sur l'économie tunisienne, la Tunisie de Ben Ali, dans les années 90, était marquée par un clientélisme d'Etat, malheureusement répandu, y compris en France, où le sommet de l'Etat distribue sinécures et prébendes à ses alliés et amis. Ce qui existait déja, il faut s'en souvenir, sous Bourguiba. Les Slim Chiboub, Mabroul et autres Zarouk, les gendres issus du premier mariage de Ben Ali, avaient usé et abusé du système. Mais dans certaines limites.

A savoir notamment le maintien d'une administration peu gangrenée, très éduquée, porteuse de l'intérêt général et qui maintenait l'ensemble du système dans une certaine neutralité et un légalisme de façade. 
Le système sécuritaire, lui, était tourné d'abord vers l'Ordre public, c'est à dire une lutte sans merci contre les islamistes, une lutte, il faut le redire, totalement attentatoire aux droits élémentaires de la personne. L'enrichissement personnel n'était pas encore le premier objectif d'une majorité des "grands" flics tunisiens.

Or à partir du moment où la tentaculaire Leila jette ses filets sur l'économie et s'impose au coeur du pouvoir, la Tunisie va passer de la "si douce dictature" dépeinte, avec des mots amers, par Toufik Ben Brick, à un véritable régime mafieux. 
Comment passe-t-on d'un régime ultra autoritaire à une République bananière? Quatre grandes caractéristiques ont marqué, dans la Tunisie des Trabelsi, ce dramatique passage.

Première dérive, un appareil sécuritaire gangrené et instrumentalisé pour éliminer les concurrents sur le terrain non plus politique mais économique. 

Des alliances se nouent entre notamment les Trabelsi et les ultra sécuritaires- le tortionnaire Mohamed Ali Ganzoui, plusieurs fois secrétaire d'Etat à la sureté ou le général Seriati, le chef des nervis qui constituent la garde présidentielle.

On voit les industriels concurrents malmenés, voire jetés en prison. Le neveu "préféré" de Leila et voleur de yachts et maire de La Goulette et petit voyou, Imed Trabelsi, pouvait,pour une voiture mal garée, appeler les flics et envoyer en garde à vue un chauffeur qui ne lui cédait pas la place. C'est dire les méthodes que le même utilisa pour se construire, en un temps record, un petit empire industriel.
Les alliés sécuritaires du clan sont évidemment rétribués et récompensés. Jusqu'à la société de nettoyage de l'aéroport de Tunis attribuées à un des pires flics tunisiens, Fredj Gourai. Et dans la Tunisie de l'Intérieur, les gouverneurs (équivalent de nos préfets) organisent une corruption quotidienne et systématique, comme le fit le gouverneur de Sidi Bouzid, le meilleur ami du ministre de l'Intérieur qui par ses exactions, cristallisa la haine de la population locale, provoquant l'embrasement que l'on sait.

Deuxième dérive, la corruption se généralise, touchant un niveau intermédiaire, ministres, syndicalistes, ambassadeurs ou hauts fonctionnaires. Un établissement comme la banque de  l'Habitat arrose l'ensemble de ces alliés du régime. Le patron de l'UGTT, le grand syndicat tunisien, qui négociait encore un compromis avec Ben Ali, le 12 janvier, deux jours avant son départ, hérité de trois terrains à Gammarth, une des plus jolies bourgades du pays. Le système connait une dérégulation générale et non maitrisée

Troisième dérive, le système bancaire, très exposé, est fragilisé. En témoigne la fantastique progression des créances douteuses, ces crédits abusivement donnés aux proches pour financer leurs projets immobiliers et touristiques. D'après les chiffres du FMI, le taux des mauvaises créances atteignait 40% en 1994, avant l'accord d'association avec l'Europe, pour être ramené à 25% en 2003. Ce qui reste considérable, surtout si on le compare avec des systèmes bancaires de pays vraiment émergents,  comme la Corée du Sud (2,3% de créances douteuses en 2003) ou le Brésil (4,8% pour les mêmes dates). 
Et aujourd'hui où les béquilles de la croissance se sont effondrées (recettes touristiques, ressources libyennes, emprunts obligataires), le système financier est totalement fragilisé. D'après les experts de l'Agence française pour le développement, le bras armé financier de la diplomatie française, deux banques pourraient être mises en faillite; l'ensemble du système bancaire pourrait, d'ici septembre, s'effondrer.

Quatrième dérive, l'internationalisation de la corruption tunisienne, via des alliances avec les clans familiaux, dans le cadre de privatisations douteuses et opaques. N'est ce pas messieurs les dirigeants de France Télécom, qui avez fait affaire avec le gendre Marwan Mabrouk? N'est ce pas monsieur Seguela, qui a créé en septembre Havas Tunisie, avec un autre gendre? N'est ce pas, amis de Peugeot, qui avez élu Hakima, la cinquième fille de BenAli et de son jeune époux,

Il est connu désormais que beaucoup de commissions occultes ont transité à travers les activités d'audit, de banque d'affaires ou d'agences de communication.  Et Dieu sait si les Français étaient présent en Tunisie sur ces terrains là. On y reviendra.

Enfin la petite maffia tunisienne des trabelsi et consorts a acheté la complaisance des se partenaires à coup de séjours gratuits de thalasso, de terrains au prix cassé, voir de Sociétés civiles immobilières (SCI), montées dans des conditions là aussi opaques. N'est ce pas Madame Alliot Marie?

UNE QUASI MAFIA, SELON LES AMERICAINS 

Les réseaux affairistes des Trabelsi, Chiboub et autres se sont construits en Tunisie à l'ombre de l'Etat. Un peu à la façon dont Pasqua avait infiltré l'Etat français, lui l'ancien du SAC, ce savant mélange de voyous et de barbouzes créé par le Général de Gaulle à l'époque de la guerre d'Algérie. Contrairement à la Camorra napolitaine qui a fait de Naples le port de la mondialisation, notamment grace à ses échanges avec la Chine, ou contrairement à la mafia calabraise, qui a élargi son horizon vers l'Allemagne ou l'Amérique du Sud, la quasi mafia tunisienne de Leila Ben Ali vit repliée sur son propre pays, si l'on met à part les relations incestueuses qu'avait noué, notamment en matière financière, Ben Ali et Khadafi.

Les Trabelsi sont des kleptomanes à l'horizon limité, plus envieux de la maison ou du terrain de leur voisin que véritables aventuriers saisis par le grand large, comme peuvent l'être certains mafieux. 

La mafia tunisienne, une forme étriquée de provincialisme?